Le sable est le tombeau de nos blessures

ELIAS & VALENA

« Allez, avance fichu canasson. » Je talonnais sans ménagement mon imbécile de cheval qui se mit à piaffer. Crispée sur ma selle, les mains serrant trop fort les rennes de cuir brulant, je grimaçais. Le soleil tapait fort et faisait onduler l’horizon qui m’apparaissait comme des vagues brulantes menaçant de déferler sur ma petite escouade. Les sabots de l’étalon s’enfonçaient dans les dunes alors que je tentais de protéger mon visage des rayons avec un léger voile de lin. Derrière moi, six hommes montaient en silence, impassible et concentrés, prêt à contrer la moindre attaque. Le désert n’était pas sûr et nombre de brigands hantaient les lieux et la recherche d’une proie facile. Non pas que je sois une proie facile, loin de là. J’avais même l’orgueil de dire que j’étais même un combattante plutôt retorse à la lame agile. Je maniais très bien le sabre et ne me séparais jamais de mes dagues empoisonnées. Mais il fallait être lucide, si jamais six bandits me tombaient dessus, j’étais faite comme un rat. Aussi, Père avait lourdement insister pour que je prenne avec moi quelques uns de ses meilleurs hommes pour m’escorter jusqu’à  Lancehélion.

Car oui, je me rendais à contre-coeur chez les Martell. Le Prince Elias avait convoqué mon père et il se devait de venir le plus rapidement possible, pour discuter de la situation du Nord. Le Roi Viserys était mort et des problèmes de succession se posaient. Malheureusement pour moi, mon cher paternel se trouvait actuellement alité à cause de quelques douloureux rhumatismes et, en tant qu’héritière, j’avais été toute désignée pour accomplir la pénible besogne. Ce n’était pas tant de discuter de lointains soucis qui, me semblait-il, ne me concernaient en rien puisqu’ils n’impliquaient pas Dorne, qui me dérangeait, mais bel et bien le fait de me retrouver en face de ce lâche d’Elias. Je ne l’avais vu qu’en coup de vent et à de très rares occasions depuis l’annonce de ses fiançailles et je ne m’en portais pas plus mal. Je l’avais rayé de ma vie aussi brusquement qu’il y était entré et je ne le voyais plus maintenant que comme le Seigneur auquel ma maison vassale devait ses services.

Enfin, j’arrivais dans la ville ombreuse. Le crépuscule venait lentement colorer le ciel d’orange puis de bleu tandis que je franchissais la Triple Porte perçant le Rempart Lacis. La citée commençait à reprendre vie après le long après-midi brulant ayant, comme toujours, obligé les habitants à se calfeutrer chez eux pour éviter de fondre comme neige au soleil. Dans les ruelles poussiéreuses, des voix s’élevèrent et les commerces rouvrirent. À l’autre bout de la ville, le Palais Vieux se dressait fièrement sur sa butte rocheuse. Je me rappelais ma venue ici, lorsque j’avais quinze ans. Je n’avais pas le moins du monde été impressionnée par la grandeur de Lancehélion ou par son allure de bordel. Aujourd’hui encore, je n’appréhendais pas ma rencontre avec le Martell.

Une fois la citée traversée, on m’ouvrit les portes du château fort en grès et je bondis à terre, ravie de quitter le dos de mon cheval. Deux de mes hommes m’escortèrent jusqu’à la salle où attendait Elias qui, une fois n’était pas coutume, était assis négligemment sur son trône, une coupe à la main. Mon visage se ferma et je sentis l’entièreté de mon corps se rigidifier. Mes gardes restèrent de part et d’autre des portes tandis que j’avançais tranquillement vers lui. Revoir son visage me pinça légèrement le cœur et j’aurais voulu grimacer ou lui hurler dessus. Mais mère m’avait souvent répété que feindre d’ignorer était la pire des punitions.

Après une révérence que je qualifierais de relativement grossière, un sourire tout à fait charmant et venimeux s’installa sur mes lèvres. « Mon Prince, » le saluais-je avec une fausse soumission. « Vous avez fait quérir mon père. Or, il lui est impossible de quitter le lit, j’ai donc été dépêchée à sa place. » Je me redressais et plaçais mes mains sur mes hanches. « Pardonnez mon arrivée tardive, il m’a fallut préparer le voyage rapidement, » lui dis-je en pinçant les lèvres. « Il m’a rapidement informé du sujet qui nécessitait sa présence, la mort du Roi Viserys. » Je voulais que cette stupide et inutile conversation se termine le plus rapidement possible. J’avais bon espoir de partir dans la nuit et de profiter de la fraicheur du désert pour rentrer à Spectremont. Évidemment, les dunes étaient moins sûres une fois le soleil couché, mais je ne voulais pas prolonger mon calvaire à Lancehélion. Je ne bâclerais pas mon devoir ici, mais j’étais une grande adepte du « vite fait, bien fait », en particulier lorsque je me trouvais en face d’Elias.

Le sable est le tombeau de nos blessures

ELIAS & VALENA

L’espace d’un instant, je crus voir un éclat de douceur dans ses yeux. Douceur bien vite remplacée par une fêlure, presque invisible. Pourtant, je pouvais la voir. Son visage, je le connaissais par cœur. Sur le bout des doigts. Toutes ses expressions, chaque frisson, chaque peine, chaque colère, je pouvais les lire sur ses traits. Loin de pouvoir lire en lui comme dans un livre ouvert, il n’en restait pas moins que ses expressions m’étaient toujours étrangement familières, malgré la séparation et la rancœur. Pourtant, il reprit vite un masque impassible. Quelqu’un qui lui était étranger n’aurait jamais pu déceler ce subtil changement. Je refoulais la cascade de souvenirs qui menaçait de se déverser dans mon esprit avant de le toiser, droite comme un i. Il se redressa et inclina la tête pour me souhaiter la bienvenue. Était-il étonné de me voir ici à la place de mon père ? S’attendait-il à me voir ? Sans doute pas. Plusieurs autres seigneurs avaient été conviés. Les Qorgyle, les Ferboys… Les questions abordées allaient être importantes. Il me fallait être disposée à les entendre pour pouvoir y répondre de la meilleure façon possible. Et pour cela, je devais me débarrasser de toutes ces pensées néfastes qui ne faisaient que me déconcentrer. Comment osais-je penser à mon cœur alors que j’étais ici, à Lancehélion, pour représenter la famille Toland ?

Durant quelques secondes, je ne sus si nous nous affrontâmes du regard ou si nous lassâmes nos yeux errer dans l’âme de l’autre. Mon amertume devait transparaître dans mes prunelles. Mon attention fut cependant accaparée par une voix fluette d’enfant. Une petite fille tituba vers Elias en demandant ses bras. Celui-ci l’attrapa avec une habileté déconcertante et congédia une domestique qui était apparue dans la salle. Le Prince descendit alors de son piédestal pour me rejoindre en bas des marches. Mon corps devint rigide et je plissais les yeux.

Lorsqu’il me présenta à sa fille, je baissais la tête en signe de respect et osais un sourire envers la fillette. « Enchantée, petite princesse. » Elle fourra son minois dans l’épaule de son père, peut-être intimidée ou craintive face aux inconnus. Aujourd’hui, je n’avais cure des infidélités d’Elias. En revanche, sa fiancée devait en être quelque peu troublée… « Je n’ai pas la prétention de pouvoir tenir tête seule à un dragon, » dis-je avec tout mon sérieux, « mais les Toland sont connus pour manger du reptile au petit-déjeuner, n’est ce pas ? » Notre blason parlait de lui-même : un dragon se dévorant la queue. Mon père aimait y voir le symbole d’un cycle ou du temps. Quant à moi, je préférais le rattacher à notre insoumission lors de la Conquête. Nous étions une des seules familles à avoir résisté à l’envahisseur ailé. Et j’en étais incroyablement fière.

Je dissimulais une grimace lorsque je compris que les conversations n’auraient pas lieu dans la nuit, mais le lendemain matin. Il me fallait donc séjourner dans le palais des Martell plus de temps que prévu. Ce n’était pas vraiment ce que j’avais planifié. Et moi qui comptait être de retour à Spectremont avant le lever du soleil… La perspective de passer, ne serait-ce qu’une nuit et une demi-journée coincée ici ne m’enchantait guère. La douceur qui était apparue sur mon visage lorsque j’eus rencontré Myrcellia mourut dans un masque de pierre. « Ne me remerciez pas, » tranchais-je d’une voix froide. « Vous m’avez faite appelée, il est de mon devoir d’être présente. » Je levais le menton et le toisais, les sourcils arqués. « Soit, je n’avais pas préparée ma présence pour la nuit à Lancehélion et je ne suis venue qu’avec le strict minimum. » Je fis glisser mes bracelets doré le long de mes avant-bras. « Pourrait-on me guider jusqu’à ma chambre ? Le voyage m’a quelque peu… fatiguée. J’aimerais pouvoir me changer avant d’aller dîner. » Je réprimais un frisson lorsque je repensais à mon étalon et ne pouvais que me plaindre mentalement en pensant au voyage retour du lendemain. Elias savait pour mon aversion envers tout ce qui appartenait à la race équine. S’il lui restait un minimum d’affection pour moi, il ferait preuve de compassion et enverrait quelqu’un pour me montrer mes appartements.